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Podcast avec Laure Saint-Raymond: Plus Tard Je Serai Mathématicienne
Un épisode qui vous donne envie de faire des maths! Laure Saint-Raymond est une mathématicienne réputée dans le monde entier et qui a reçu de nombreux prix pour ses travaux. Elle rappelle régulièrement que ces prix sont en réalité le fruit d'un travail d'équipe auquel elle tient particulièrement. Dans cet épisode, Laure explique qu'il faut être créatif pour être mathématicien(ne) et qu'il ne faut pas se décourager facilement car trouver les réponses peut prendre du temps.
Résumé du podcast
00:12 Brève présentation de Laure Saint Raymond qui est mathématicienne et qui est entrée à l'Académie des Sciences alors qu'elle n'avait que 36 ans, faisant d'elle la benjamine de l'Institution.
00:35 Présentation succincte du champ d'études de Laure en mathématiques qui s'intéresse aux changements d'échelles: comment une toute petite chose (une vague dans la mer) va influencer un écoulement à beaucoup grande échelle, ou comment le mouvement des petites molécules de gaz vont influer sur l’air contenu dans une pièce.
01:03 Laure Saint Raymond explique qu'en tant que mathématicienne, les maths qu'elle manipule sont très différents de ceux vus au lycée. Elle indique que l'on se fait une idée très fausse du métier de mathématicien que l'on se représente comme quelque chose d'ennuyeux et de répétitif alors qu'il s'agit d'une discipline très créative. Elle a commencé à s'en rendre compte en classe préparatoire et encore plus à l'Ecole Normale. Cette découverte pour les maths s'est finalement faite assez tard. Laure indique qu'elle s'était naturellement tournée vers les sciences plus par facilité que par conviction. Elle s'est rendu compte que les maths sont comme un langage mais que jusqu'au lycée on lui a simplement appris à déchiffrer les syllabes sans jamais lui apprendre à lire. Elle estime que la plupart des gens n'ont jamais l'occasion de s'amuser avec les maths.
03:32 Laure explique comment pousser les jeunes à persévérer en maths pour avoir le niveau qui leur permet de s'amuser. Elle regrette qu'on apprenne aux jeunes des concepts mathématiques sans leur apprendre le raisonnement et la logique derrière ce concept car c'est la partie la plus intéressante et la plus stimulante. Il faudrait apprendre aux jeunes à réfléchir, à se poser des challenges plutôt que de leur demander d'apprendre par cœur. Cela leur permettrait d'apprendre à parler cette langue qu'est les maths et à s'amuser avec.
07:08 Laure explique que la source de la créativité, notamment en mathématiques, est ce que l'on a tous dans la tête et que l'on n’arrive pas à communiquer aux autres autrement qu'avec un langage spécifique, comme la musique ou les arts visuels. La créativité c'est aussi la façon dont on va faire des connexions entre des choses qui n'ont, a priori, rien à voir, alors que cela peut apporter des solutions. La preuve de la créativité c'est que pour un même résultat, des personnes différentes trouveront la même solution de manière différente avec des raisonnements différents. C'est aussi ce que l'on retrouve dans la musique où, dans un orchestre, chacun a une interprétation différente et c'est ce qui donne le résultat final. Elle indique que le meilleur moyen de développer sa créativité est de confronter ses idées avec celles des autres. Cela oblige à exprimer ce que l'on a dans sa tête et donc parfois à trouver des solutions soi-même car pour expliquer sa vision à quelqu'un, il faut déjà la comprendre soi-même. Le travail inverse est aussi important car essayer de comprendre ce que quelqu'un a dans la tête oblige à imaginer et à leurs représentations.
11:26 Laure explique tout ce qu'il est possible de faire pour entretenir sa créativité et favoriser l'émergence d'idées: la lecture, confronter ses idées avec d'autres. Elle dit que certains chercheurs ne prennent pas suffisamment de temps pour formaliser correctement leurs intuitions car ils veulent aller trop vite. En mathématiques, il faut faire comme les peintres et commencer par un croquis puis passer des heures à faire et refaire des petits détails. Ce sont ces petits détails qui font la différence entre un tableau moyen et un chef d'œuvre, et c'est la même chose en mathématiques. Laure pense que la créativité passe aussi par l'absence d'auto-censure et la faculté à tenter des choses, même si c'est faux. Elle regrette que l'enseignement en France apprenne qu'il n'y a rien de pire que de commettre une erreur.
13:49 Les échecs sont de bonnes choses en science et ont plusieurs formes. La première forme d'échec, ou en tout cas d'absence de résultat, peut être la feuille blanche mais l'absence de résultat fait avancer les choses. Laure s'enthousiasme également quand une de ses intuitions se révèle fausse car cela lui permet de développer un autre raisonnement et de s'améliorer. Elle rappelle que les erreurs peuvent avoir des débouchés heureux et elle prend l'exemple de la tarte tatin. Même si on n'apprend pas toujours de ses erreurs, l'échec ouvre de nouvelles perspectives. C’est grâce à la curiosité que progresse la science. C'est ce qui s'est passé avec la physique où la physique de Newton qui prévalait pendant des années ne pouvait plus expliquer ce qui se passe à très petite échelle ou à très grande échelle et c'est comme ça que sont nées la relativité et la mécanique quantique.
17:11 La recherche nécessite de prendre son temps. C'est ce qu’a rappelé Laure Saint Raymond dans un discours en 2018 à l'académie des sciences. Elle indique que tous les scientifiques devraient plus prendre leurs temps mais qu'il s'agit d'un combat de tous les jours, y compris pour elle, car la pression sociale impose de toujours aller vite et de produire des choses. Laure précise que lorsqu'elle doit corriger des détails sur un papier avant de le publier, elle s'aperçoit souvent que ses corrections mènent à de nouvelles questions. Certaines fois, elle voudrait juste pouvoir publier un article scientifique sans devoir y passer des mois voire des années et avoir la tranquillité d'esprit de se dire "ça c'est fini". C'est ce qui pousse à vouloir aller vite sans regarder les détails qui conduisent à de nouvelles questions. C'est pour cela que c'est toujours un petit combat de s'inscrire dans le temps long. Elle estime que la multiplication des postes temporaires de recherche n'aide pas du tout non plus à s'inscrire dans le temps long. Laure apprécie que certains journaux scientifiques n'acceptent qu'un certain nombre d'articles du même auteur par an, pour les pousser à approfondir leurs recherches.
22:53 Laure explique que dans 90% des cas, elle ne trouve pas ce qu'elle cherche. Il faut apprendre à ne pas se décourager facilement et à persévérer pour faire ce métier. C'est aussi la raison pour laquelle Laure aime le travail en équipe car tout le monde n'est pas découragé au même moment et il y a toujours un membre de l'équipe pour relancer la réflexion. Les idées sont alors de nouveau échangées ce qui redonne un second souffle à la motivation. C'est pourquoi le travail d'équipe est essentiel à la culture du long terme nécessaire à la recherche scientifique. C'est également le travail d'équipe qui permet d'avancer plus loin car la plupart des recherches se basent sur des hypothèses déjà formulées par d'autres mathématiciens. Chaque équipe poursuit le travail de l'équipe qui la précède. Sans cette collaboration intergénérationnelle, chaque nouvelle génération de chercheur devrait tout reprendre depuis le début et aucune avancée scientifique ne pourrait en ressortir. Laure déplore la valorisation du "star system" car cela laisse penser que ce sont des gens géniaux qui ont transformé les choses alors que le travail a été mené par des équipes entières, parfois sur plusieurs dizaines d'années.
26:04 Parfois Laure admet qu'elle a la sensation d'avoir fait le tour de certains sujets, de ne plus avoir de nouvelles idées sur la façon de les aborder. Elle met alors ces sujets de côté pour y revenir lorsqu'un élément extérieur (une conférence, un article, une conversation) lui permet de faire une connexion pour de nouveau avancer sur le sujet qu'elle avait mis de côté. C’est ce qu'elle a expérimenté dans le cadre de la physique statistique qu'elle a beaucoup étudié pendant sa thèse pour ensuite plus se pencher sur la mécanique des fluides. Ce domaine lui a donné plein de nouvelles idées pour travailler de nouveau sur la physique statistique. Ces excursions dans d'autres domaines de recherches permettent d'acquérir une autre façon de penser qui peut être source d'ouverture.
28:44 Laure explique que la recherche scientifique gagnerait à être plus coopérative et moins compétitive. Malheureusement, la compétition est ancrée dans notre société et s'infiltre forcément dans la communauté scientifique. Elle pense que la recherche gagnerait à être plus collaborative car le but est de faire progresser les connaissances et pas essayer de faire plus vite que le voisin.
32:57 Pour réduire la compétition dans le monde scientifique et augmenter la qualité de la recherche, Laure convient qu'il faudrait plus de diversité dans la communauté, en augmentant le nombre de femmes et de personnes de milieux et de formations différents. Laure a l'impression que la diversité recule dans le monde de la science, notamment en raison du système scolaire. Elle explique également que les femmes ont des comportements sociaux différents de ceux des hommes sans parvenir à déterminer si cela est inné ou le fruit de l'éducation. Elle constate que les femmes sont plus impliquées dans les tâches collaboratives et jouent plus collectif. Il est difficile de faire des statistiques dans le domaine des mathématiques compte tenu du très faible nombre de femmes.
36:58 Laure estime que le fait de récompenser des équipes plutôt que des individus aura tendance à faire diminuer l'effet Matilda car toute l'équipe sera reconnue pour sa contribution et pas juste le chef de labo qui est très généralement un homme. Cette manière de faire permettrait aussi de faire reculer l'aspect compétitif car toutes les personnes ayant contribué au résultat se verraient reconnues, y compris celles qui ont posé les fondations du problème il y a peut-être plusieurs dizaines d'années.
42:18 Laure juge qu'il est inutile de demander aux élèves d'apprendre des théories par cœur sans leur expliquer à quoi elles servent, ni comment ces théories ont été créées. Elle indique qu'il existe des initiatives privées qui permettent aux enfants de se confronter très tôt aux sciences et de les apprendre en s'amusant. Elle cite notamment "La Main A La Pâte" de la fondation LAMAP et Les MATh.en.Jeans. Malheureusement, seulement une minorité d'élèves sont exposés à ces programmes et cela est le témoin d'un dysfonctionnement de notre système éducatif. L'école manque d'ambition pour les enfants, elle ne leur donne pas le goût d'apprendre. L'apprentissage se fait par contrainte plus que par plaisir. Forcer les enfants à apprendre fait que certains quittent l'école en se pensant nuls. Laure estime que même dès 2 ou 3 années d'école certaines personnes estiment qu'il n'y a rien à faire de certains élèves parce qu'ils n'apprennent pas comme les autres. Elle pense que cela est dû au fait que le système éducatif français a été conçu pour sélectionner les élites et c'est pour cela qu'il est compétitif et que tout le monde ne réussit pas. Elle le regrette car tous les programmes privés comme "La Main A La Pâte" prouvent que tous les enfants peuvent apprendre les sciences. C'est simplement la façon d'enseigner qui change et qui donne le goût d'apprendre en embarquant tout le monde.
49:57 Sans être une grande fan du système éducatif américain, Laure remarque que lorsque ses enfants étaient scolarisés là-bas quand elle enseignait à Harvard, l'enseignement des maths n'était pas bon mais car très très répétitif avec moins de raisonnement qu'en France. En revanche, l'enseignement des autres sciences était meilleur qu'en France. La manière de présenter les choses est plus ludique et les enfants sont plus acteurs de leur apprentissage. Elle note que devoir expliquer un concept avec des dessins, des figures ou trouver un moyen de le rendre accessible à d'autres, créer un cheminement de pensée qui permet de vraiment apprendre. Ce cheminement de pensée peut être mis en place dès très jeune sur des concepts très simples.
54:30 Les filles sont-elles moins fortes en sciences que les garçons? Laure n'a pas connaissance d'études qui démontrent que, physiologiquement, les filles et les garçons ont un cerveau différent. Nous discutons de cette expérience qui a été reproduite des dizaines de fois où des chercheurs ont fait passer un test à des écoliers et des écolières. Ils leur ont montré une figure géométrique assez compliquée en leur expliquant qu'ils allaient devoir la reproduire de mémoire, à main levée. Au premier groupe, les chercheurs ont dit qu'il s'agissait d'un exercice de géométrie. Alors qu'au second, ils ont présenté le test comme un exercice de dessin. Résultat de l'expérience : lorsque l'on dit aux enfants qu'il s'agit d'un exercice de géométrie, les filles réussissent moins bien que les garçons. Mais lorsque l'on présente l'exercice comme une épreuve de dessin, les filles obtiennent des résultats meilleurs que les garçons, alors que le test est rigoureusement le même dans les deux cas. C’est ce qu’on appelle la menace du stéréotype. Comme il exercice un stéréotype selon lequel les filles sont moins bonnes en maths, inconsciemment elles réussissent moins bien le même exercice lorsqu'elles pensent qu'il s'agit de maths. De son expérience, Laure a effectivement constaté une différence de confiance en soi en maths entre les filles et les garçons notamment au concours d'entrée dans les grandes écoles quand elle y était jurée. Quand ils ne connaissent pas une réponse, les garçons y vont beaucoup plus au bluff et tentent des choses, tandis que les filles n’écrivent rien si elles n'ont pas la réponse. Ce qui l'étonne plus c'est que ce déficit de confiance en soi par rapport aux maths touche les filles dès le CP.
1:00:31 Laure estime que le fait que seuls des scientifiques hommes soient connus (Einstein, Newton...) peut être une des raisons pour lesquels les filles intériorisent très jeunes qu'elles ne sont pas censées êtres bonnes en sciences. Une autre raison serait les effets des représentations des enfants dans les dessins animés, dans les livres ou à la télé. Dans ces médias, les garçons sont beaucoup plus souvent présentés comme bons en sciences que les filles. Laure relève également qu'il n'y a qu'un très petit nombre de films où il y a au moins une scène où deux femmes parlent d'autre chose que d'un homme. Cela veut dire que dans la très grande majorité des films, soit il n'y a jamais de scène avec deux personnages féminins soit, quand c'est le cas, les deux femmes discutent d'un personnage masculin. De fait, cela exclu le regard du spectateur sur les qualités personnelles des filles. Elle estime qu'afficher ces différences de traitement et de rôles entre filles et garçons dans les médias permettrait de prendre conscience de la quantité de ces messages auxquels sont exposés les enfants et donc de les réguler. En revanche, Laure n'est pas forcément favorable aux quotas.
1:04:17 Pour tracer sa carrière, Laure n'a pas spécialement été inspirée par des modèles. Elle estime plutôt avoir été emportée par l'enthousiasme des gens qu'elle a croisés pendant ses années à l'école Normale. Elle ne s'est jamais posé la question de voir si elle avait en face d'elle des hommes ou des femmes, ce qui l'intéressait c'est ce qu'ils racontaient. elle explique que chaque personne peut réagir différemment à l'absence de modèles: certains vont se décourager en pensant que c'est impossible, d'autres vont y aller justement pour prouver que c'est possible pour une femme. Elle a toujours eu l'habitude d'être minoritaire et elle constate qu'elle a probablement embauché plus de femmes collaboratrices que dans la moyenne de la communauté des chercheurs. Elle explique cette moyenne plus élevée de femme dans son bureau est peut-être dû au fait qu'elle valorise beaucoup la collaboration est que c'est une qualité qui est moins enseignée aux hommes. Ce qui l'intéresse chez ses collaborateurs(trices) c'est leur personnalité.
1:08:08 Laure a reçu énormément de prix pour ses travaux (le prix de la Société européenne de Mathématiques en 2008, le Ruth Lyttle Satter Prize, de l’American Mathematical Society en 2009, le prix Irène Joliot-Curie en 2011, le prix Fermat de la région Midi-Pyrénées en 2015 et en 2020 le prix Bôcher de l’American Mathematical Society). Elle insiste beaucoup sur le fait qu'elle n'a pas fait ces découvertes seules. Elle trouve injuste de ne pas recevoir le prix en équipe et elle tient donc toujours à citer les collègues avec lesquels elle a travaillé. Laure estime aussi qu'elle a probablement eu un peu de chance pour faire les découvertes qui lui ont valu ces prix. Elle reconnait évidemment que son travail et les années passées sur un sujet sont également une raison de ses succès.
1:11:12 Avons-nous tous la même intelligence en naissant? Laure explique qu'il n'existe pas qu'une seule sorte d'intelligence. Certains auront une intelligence émotionnelle que d'autres n'auront pas mais ils auront une intelligence analytique. Certaines personnes ont la capacité de faire des choses avec leurs mains alors que d'autres courent très vite. Ces différents types d'intelligence ne peuvent pas être comparés entre eux. Laure convient que certaines personnes ont peut-être plus de vivacité d'esprit ou d'esprit de synthèse. Elle pense qu'on a chacun un certain nombre de dons ou de prédispositions différentes au départ et après il faut travailler pour entretenir ces prédispositions. La difficulté est d'identifier ses prédispositions pour les travailler et les rendre les plus performantes possibles.
1:15:07 Lors d'un prochain épisode, Laure pense qu'il serait intéressant d'interroger un musicien pour avoir son point de vue sur cette question de l'innée versus le travail.